L'alchimie par Universalis
Lalchimie a longtemps été confondue avec loccultisme,
la magie et même la sorcellerie. Au mieux, on la réduisait à
un ensemble de techniques artisanales préchimiques ayant pour objet la
composition des teintures, la fabrication synthétique des gemmes et des
métaux précieux. Au siècle dernier encore, Marcelin Berthelot
ne voyait dans les opérations alchimiques que des expériences
de chimie, dont lobjet principal était la recherche de la synthèse
de lor. Afin déchapper aux enquêtes de police ou pour
masquer leurs échecs, les alchimistes auraient usé dun langage
chiffré dont seuls les adeptes possédaient la clef. On en faisait
ainsi soit des faux-monnayeurs soit des imposteurs. La découverte des
textes alchimiques chinois, en particulier, est venue ruiner cette conception.
Ces erreurs dinterprétation des textes et cette méconnaissance
des doctrines provenaient principalement des difficultés de déchiffrement
du langage symbolique des alchimistes. En effet, la lecture de ces traités
constituait, à dessein, une épreuve initiatique. Les maîtres
ont voulu que leurs disciples mobilisent toutes leurs forces intellectuelles
et spirituelles, claires et obscures, pour atteindre à lillumination.
Ceux-ci doivent sarracher à leur temps et plus encore à
eux-mêmes: oublier pour se souvenir. Ils doivent oublier pour retrouver.
Lalchimiste a renoncé à la gloire, il devient anonyme. Il
recrée et il tente de perfectionner par lart ce qui a été
créé avant lui et laissé imparfait par la nature.
Lalchimie, aussi bien que lastrologie et la magie, doit être
considérée comme une science traditionnelle. Elle doit être
définie en fonction de ses rapports avec les structures et les valeurs
des sociétés et des civilisations de type traditionnel, orientales
et occidentales, antiques et médiévales où elle est née
et où elle sest développée. Il faut donc la considérer
en fonction de ses propres critères et se garder de la réduire
à nos systèmes.
Lalchimie ressemble à une science physico-chimique, mais elle est
aussi et surtout une mystique expérimentale. Sa nature est à la
fois matérielle et spirituelle, et elle observe principalement les relations
entre la vie des métaux et lâme universelle. Elle désire
délivrer lesprit par la matière et délivrer la matière
par lesprit. Par de nombreux aspects, elle sapparente à lart,
mais à un art suprême: le traditionnel «Art dAmour».
Elle propose à lhomme de triompher du temps; elle est une recherche
de labsolu.
Le mot «alchimie» provient de larabe al-kimiya, conservé
dans le provençal alkimia et dans lespagnol alquimia. Les noms
anglais et allemand ont gardé une dérivation médiévale,
attestée aussi dans les anciens noms français «alquémie»
et «arkémie» (XIIIe siècle).
La signification du substantif préarabe kimiya, précédé
de larticle défini al, est encore controversée. Littré
a rapproché les mots «chimie» et «alchimie» du
grec Hum´ia, de Hum´ov, «suc», supposant que lon
désignait ainsi primitivement «lart relatif aux sucs».
Diels a proposé dy reconnaître plutôt le grec huma,
«fusion», lequel indiquerait le caractère métallurgique
de ces techniques antiques. Von Lippmann et Gundel ont rejeté lhypothèse
de Diels. Le mot kimiya, par lintermédiaire du syriaque, dériverait
du grec hcm´ia et il aurait été formé sur légyptien
kam-it ou kem-it, «noir»; il évoquerait soit la «terre
noire», nom traditionnel, selon Plutarque, de lÉgypte, pays
qui aurait été le berceau des arts chimiques et alchimiques, soit
la «noirceur» caractéristique de la décomposition
de certains métaux.
LEncyclopédie de lIslam mentionne cette dernière hypothèse.
Elle rappelle, toutefois, que le mot al-kimiya est synonyme dal-iksir.
Le français «élixir» en dérive. Les Mafatih-al-Ulum
ont rapproché kimiya de kama, «tenir secret». Selon al-Safadi,
kimiya serait dorigine hébraïque et signifierait que cette
science vient de Dieu vivant. Dans le corpus alchimique de Jabir ibn Hayyan,
al-iksir est aussi conçu comme une émanation de lesprit
divin.
Festugière a rappelé que les plus anciens alchimistes grecs «rapportaient
le nom et la chose à un fondateur mythique appelé Chémès,
Chimès ou Chymès». La première mention de cette origine
apparaît au IVe siècle après J.-C. dans les uvres
du plus célèbre alchimiste alexandrin, Zosime de Panopolis, selon
lequel Chémès aurait été un «prophète
juif». Cet auteur, selon un procédé fréquent dans
la littérature hermétique, voile ainsi une précieuse indication
philosophique par un fait pseudo-historique: la légende a ici son sens
premier et révèle exactement «ce que lon doit lire»,
cest-à-dire ce que linitié doit entendre.
Ayant vécu longtemps à Alexandrie qui comptait alors de nombreux
savants juifs, Zosime ne pouvait ignorer quen hébreu Chemesch est
le nom du Soleil. Afin de préciser son propos, Zosime, dans ses Instructions
à Eusébie, déclare: «Le grand Soleil produit luvre
car cest par le Soleil que tout saccomplit.» Cet enseignement
fondamental est confirmé par les derniers mots de la Tabula Smaragdina,
la Table démeraude, célèbre «codex» alchimique
attribué à Hermès Trismégiste lui-même: «Complet
(achevé, accompli) est ce que jai dit de lOpération
du Soleil.»
Selon ces données traditionnelles, lindication dal-Safadi
sur lorigine hébraïque de kimiya peut dautant mieux
éclairer cette étymologie que le synonyme iksir a conservé
aussi un nom antique du Soleil, le grec Seir. Enfin, on observera que le turc
chems signifie également «soleil» et que, dans cette langue,
chami désigne adjectivement ce qui est dorigine «syrienne».
On peut restituer ainsi au mot «alchimie» son premier sens probable.
Les anciens savants juifs, grecs, syriens et arabes ont vraisemblablement donné
ce nom à un savoir sacré, à un ensemble de connaissances
ésotériques et initiatiques, à lantique «art
sacerdotal» dont lenseignement était fondé sur les
mystères du Soleil, source de la lumière, de la chaleur et de
la vie.
1. Une synthèse du savoir ésotérique
Marcelin Berthelot fut le premier à entreprendre la traduction et la
publication de collections manuscrites qui navaient pas encore été
sérieusement étudiées par les historiens des sciences.
Ignorant le syriaque et larabe, ne connaissant quimparfaitement
le grec, Berthelot fit appel à des collaborateurs érudits. Ceux-ci,
malheureusement, nétant point informés de la nature des
opérations décrites par les textes obscurs et souvent cryptographiques
quils devaient traduire, sen remettaient à la seule autorité
de Berthelot afin de décider du sens quil convenait de donner à
des passages difficiles. Dans ces conditions, on comprend que divers historiens
spécialisés et, en particulier, von Lippmann, aient jugé
sévèrement la singulière méthode critique de Berthelot.
Malgré ces réserves, ses célèbres collections publiées
voici près dun siècle nont pas encore été
revues ni corrigées philologiquement ni scientifiquement, et lon
continue parfois de tenir pour sérieuses des thèses sur les origines
de lalchimie dont les sources documentaires ont été justement
contestées.
Sans doute la perspective générale de Berthelot avait-elle lavantage
dêtre simple et claire. Bornée par lhorizon culturel
méditerranéen des «humanités classiques», en
un temps où lon ne soupçonnait point lexistence dune
alchimie chinoise et indienne bien antérieure à celle de lécole
dAlexandrie, lexplication de lorigine de ces théories
et de ces pratiques se réduisait aisément à linterprétation
de ce que lon croyait avoir été leurs plus anciennes structures.
Berthelot, à partir des textes alexandrins quil avait fait traduire,
supposa logiquement que ces connaissances avaient été dabord
artisanales et préchimiques: les premiers praticiens navaient cherché
quà imiter lapparence des gemmes et des métaux précieux,
grâce à la composition de teintures et à la fabrication
dalliages ayant la couleur et le poids de lor et de largent.
Les résultats obtenus par ces faussaires auraient suffi à les
abuser eux-mêmes sur la réalité de ces prétendues
transmutations. Ultérieurement, les philosophes et les mystiques auraient
contribué à prolonger pendant des siècles cette confusion
entre les illusions théoriques et les réalités expérimentales
jusquà lavènement de la chimie positive et de la science
véritable. Celle-ci, en effet, avait démontré rationnellement,
depuis Lavoisier, que les métaux étaient des corps simples, cest-à-dire
indécomposables, ce qui suffisait à prouver le caractère
chimérique de leur transmutation et la nature aberrante ou frauduleuse
des opérations alchimiques. Ces superstitions médiévales,
comme toutes les autres, avaient été heureusement dissipées
par le progrès continu des lumières de lesprit humain.
À notre époque, cette interprétation positiviste de lalchimie
est devenue elle-même illusoire, historiquement et scientifiquement. Les
travaux considérables des orientalistes et, principalement, des sinologues
ont révélé la haute antiquité et luniversalité
des théories et des pratiques alchimiques traditionnelles, en montrant
leur caractère sotériologique fondamental. Dautre part,
contrairement aux dogmes lavoisiériens enseignés par les universités
occidentales au XIXe siècle, les physiciens nucléaires modernes
ont décomposé tous les corps que lon croyait simples, et
vérifié ainsi la théorie alchimique traditionnelle de lunité
de la matière. De plus, la réalisation expérimentale de
la transmutation du mercure en or a révélé que la prétendue
chimère des alchimistes était singulièrement proche de
la nature réelle de la structure atomique de ces deux métaux qui
se suivent dans la classification périodique. Aussi déminents
physiciens, comme Jean Perrin, nont-ils pas hésité à
reconnaître dans les anciens maîtres de lalchimie «les
précurseurs géniaux des magiciens modernes de latome».
Un monde fermé
Toutefois, si lalchimie na pas été une préchimie,
elle ne fut pas davantage une «préphysique nucléaire».
En réalité, les sciences traditionnelles, par leur langage, leurs
principes, leurs méthodes, leurs critères, leurs moyens et leurs
buts, ne présentent aucun rapport avec les sciences modernes. Un savoir
fondé sur le principe danalogie ne peut jamais être confondu
avec des systèmes scientifiques dont toute la cohérence logique
repose, en dernière analyse, sur le principe didentité.
Lun relève de la poétique; les autres, de la mathématique.
Les sciences du Verbe ne sont pas les sciences du Nombre. Et les civilisations
qui sont fondées sur les premières ne peuvent pas concevoir lhomme,
la nature ni lunivers comme les cultures et les sociétés
qui dépendent des secondes.
Lalchimie ne peut pas être comprise chimiquement: elle doit être
interprétée alchimiquement. Ses théories et ses pratiques
nont de sens et de portée quà lintérieur
de lunivers créé par les alchimistes, pour leur usage et
non pas pour le nôtre. Cest un monde essentiellement fermé,
historiquement et logiquement lointain. La nébuleuse alchimique, avec
ses images tentaculaires, ses labyrinthes peuplés de monstres, ses obsédantes
étoiles, gravite au-delà ou en deçà de nos systèmes
intellectuels. Lun des premiers historiens de lalchimie, Lenglet-Dufresnoy,
a dit des maîtres de cette science traditionnelle quils sont «les
plus illustres rêveurs dont lhumanité ait connaissance».
Ce monde se donne simultanément pour imaginaire et pour réel,
pour spirituel et pour matériel, pour subjectif et pour objectif. À
la limite, ses symboles se confondent avec des phénomènes matériellement
observables, si bien que la clef de ce vaste code apparemment abstrait est concrète
car le seuil dintelligibilité des textes répond rigoureusement
au seuil expérimental du Grand uvre.
En raison des difficultés des problèmes posés par les études
alchimiques depuis que lon a mieux discerné la complexité
de leurs données, elles en sont venues à constituer une discipline
historique, philologique et philosophique spécialisée. À
partir des années vingt, les travaux considérables de von Lippmann,
de Ruska, de Holmyard, de Thorndyke, les importantes contributions de Singer,
de Taylor, de Read, de Hopkins, de Hartlaub, ont renouvelé tout létat
des connaissances en ce domaine. Des recherches plus générales,
comme celles de Jung, dEliade, de Needham, ont montré lintérêt
de lalchimie pour la psychologie des profondeurs, pour lhistoire
des religions et des civilisations.
Plus récemment, ces investigations se sont étendues à lhistoire
de lart, de la peinture et de la littérature grâce aux analyses
critiques et aux thèses de nombreux chercheurs parmi lesquels on doit
mentionner spécialement de Solier, Combe, Vernet, Sterling et Van Lennep.
On peut prévoir que laspect sociologique de la situation des alchimistes
eux-mêmes par rapport aux diverses communautés historiques de croyances
et de valeurs qui, le plus souvent, les exclurent et les condamnèrent,
ne manquera pas de retenir lattention de futurs chercheurs.
Des habitants de lUnivers
Les alchimistes ont formé, comme en marge de lhistoire, un groupe
humain peu nombreux, souvent suspect, ayant son jargon, son code et ses signes,
ses mythes et ses mystères. Ils se cachaient dans les ermitages, dans
les montagnes ou dans les déserts. Parfois errants, ces solitaires aimaient
se prétendre des «habitants de lunivers», des «cosmopolites»,
et dissimulaient jusquà leur nom véritable, rompant ainsi
le pacte social sacro-saint du domicile fixe et de létat civil.
Dans les temps modernes, les alchimistes subsistent encore, perdus en des foules
qui nattendent rien de leurs recherches ni de leur industrie et qui leur
ont enfin apporté la sécurité que procure lindifférence.
Dans ces conditions, les biographies des alchimistes, et même des plus
illustres adeptes, soulèvent des problèmes de critique historique
à peu près insolubles. Si, par exemple, on sait que Nicolas Flamel
a vécu réellement à Paris, rien ne prouve, en revanche,
quil soit lauteur véritable du traité quon lui
attribue. Inversement, si lexistence dun moine nommé Basile
Valentin est imaginaire, il demeure que le style et la science de lauteur
de ses uvres suffisent à faire apparaître une personnalité
originale et attachante. Le meilleur moyen de connaître réellement
les grands alchimistes est la lecture patiente de leurs chefs-duvre
quillustrent souvent dadmirables gravures et dont lensemble
constitue un corpus doctrinal dont nous rappellerons les sources principales.
Par la diffusion universelle de ses théories et de ses pratiques dans
les civilisations occidentales et orientales, par la longue durée de
ses traditions orales et écrites, par la masse documentaire considérable
de sa littérature, par lintérêt mythique et symbolique
de son langage, par la valeur initiatique de son enseignement, lalchimie
a édifié, au cours des siècles, une puissante synthèse
du savoir ésotérique et elle représente ainsi, par excellence,
une recherche de labsolu.
Peu de systèmes de lUnivers ont témoigné dune
confiance aussi entière et dun espoir aussi constant dans les pouvoirs
par lesquels lhomme, en triomphant du temps, est capable daccélérer
lévolution des individus et des espèces, en achevant et
en perfectionnant sans cesse luvre de la nature. Mais si lalchimie,
par la voix de lun de ses maîtres, Synésius, a osé
prétendre que «rien nest impossible à la science»,
en un temps où des bûchers sallumaient encore pour le nier,
cest quelle attendait tout de lexemple moral et spirituel
du vrai savant, exigeant de ses adeptes lhumilité, lanonymat
et le renoncement à la gloire terrestre. En une brève formule,
un alchimiste, Nicolas Valois, a rappelé cet idéal aristocratique
du savoir: «En perdant la pureté du cur, on perd la science.»
2. Lalchimie chinoise
La Chine na pas connu de solution de continuité entre le stade
technico-magique de la métallurgie et lapparition de lalchimie.
Les confréries de forgerons chinois, détenteurs du plus prestigieux
des arts magiques, ont exercé, comme la montré Granet, une
influence directe et profonde sur les premières conceptions alchimiques
taoïstes. Par leurs principaux aspects, ces théories et ces pratiques
remontent à la lointaine préhistoire. Lart du feu a formé,
pendant des millénaires, lessentiel du savoir humain. Les confréries
qui mirent en uvre les métaux, après celles qui taillèrent
et polirent les pierres, sétaient transmis initiatiquement lhéritage
magique et technique ancestral. Des pratiques protochamaniques de danses mimétiques
immémoriales ont été conservées dans les exercices
étranges des taoïstes qui se proposaient de retrouver la spontanéité
première en même temps que les pouvoirs perdus par lhomme
civilisé.
Chez les taoïstes, comme le souligne Kaltenmark, «si le fourneau
alchimique est lhéritier de la forge magique, limmortalité
nest plus, du moins depuis les seconds Han, le résultat dun
sacrifice à la forge, de la fonte rituelle. Elle est acquise à
celui qui sait produire le «divin cinabre». À partir de ce
moment, on eut un nouveau moyen de se diviniser: il suffisait dabsorber
lor potable ou le cinabre pour devenir semblable aux dieux».
Mais, en réalité, le problème est moins de savoir si des
intuitions rencontrées à létat élémentaire
dans les mythologies et les rites des fondeurs et des forgerons ont été
reprises et interprétées par les alchimistes, que dessayer
de comprendre pourquoi cette interprétation est demeurée relativement
stable et cohérente dans une société donnée. Seule,
la structure féodale permet dexpliquer quune distribution
des valeurs et un mode de cohésion logique typiques dune représentation
des structures de lunivers aient été ressentis et expérimentés
aussi bien par les premiers alchimistes chinois que par les anciens forgerons.
Le labourage par le feu
Granet a rappelé que nous navons aucun moyen de déterminer
les origines historiques de lordre féodal qui règne en Chine
à partir du VIIIe siècle av. J.-C. On peut distinguer cependant,
de façon approximative, une première période déconomie
fermée et limitée à des intérêts de canton,
strictement domaniale, suivie par des changements intervenus entre le VIe siècle
et le IVe siècle, quand les confédérations instables
de noms et de domaines prirent progressivement la forme dunités
provinciales soumises à des potentats féodaux et considérées
alors comme des «royaumes» (guo).
Dans la Chine antique, toute ville seigneuriale avait deux fondateurs: lancêtre
du seigneur et le «saint patron» du prévôt des marchands,
qui avaient défriché ensemble le domaine, à limitation
du laboureur divin, de linventeur de lagriculture, Shennong. Or
ce démiurge était aussi un dieu du feu, le «saint patron»
de tous les arts du feu et, à ce titre, particulièrement révéré
par les forgerons.
En effet, toute campagne agricole était inaugurée par un incendie
et par des travaux de défrichement car, selon lantique technique,
«on labourait par le feu et on sarclait par leau». Les premiers
maîtres des confréries métallurgiques sétaient
recrutés primitivement parmi ces défricheurs. Ils bénéficiaient
ainsi du prestige des fondateurs du domaine et, à la différence
de beaucoup dartisans, les forgerons et les charrons exerçaient
des arts nobles qui étaient indispensables, magico-techniquement, à
la défense de la seigneurie.
Lart noble du forgeron
Une tradition remarquable, citée par Granet, illustre le double pouvoir
du forgeron qui est capable ou bien darmer le seigneur ou bien de le désarmer
soudain. Voulant donner une puissance invincible aux deux sabres du défenseur
du domaine, un forgeron les baptisa du sang de ses propres fils. Désormais,
le seigneur triomphait dans tous les combats, mais quand le forgeron proférait
le nom (ming) de ses enfants, les deux lames, échappant aux mains du
guerrier, senvolaient aussitôt et venaient se poser pieusement sur
la poitrine paternelle.
Ainsi le maître des secrets des métaux donne-t-il le sang de sa
race pour assurer le triomphe de la race du seigneur, ce qui serait inconcevable
sil ne participait point au prestige de la fondation domaniale. Cependant,
dautre part, il garde le pouvoir du nom mystérieux, du ming de
sa propre lignée ancestrale.
Cette singulière indépendance répond à une autonomie
vivante du métal magiquement préparé. Une tradition royale
archaïque lenseigne plus clairement encore: celle des neuf tripodes
sacrés. Le héros royal par excellence, Yu le Grand, a reçu
des neuf pasteurs leur métal et, sur les flancs des chaudrons quil
a forgés, neuf emblèmes (xiang) ont été gravés
qui représentent la totalité des êtres (wu).
Cependant, bien que le roi soit seul autorisé à détenir
dans son trésor ces talismans protecteurs de la dynastie, ces palladia,
ces tripodes ne sont point des biens patrimoniaux monarchiques. La royauté
peut les perdre si la puissance de sa vertu rayonnante, son daode (expression
intraduisible que lon ne peut confondre avec le mana car il sagit
dun concept spécifiquement chinois), sépuise, ce quannoncent,
par exemple, de mauvaises récoltes, des naissances monstrueuses, la stérilité
des femmes. Alors, deux-mêmes, les tripodes perdent leur poids,
senvolent et abandonnent la capitale dune dynastie désormais
condamnée.
À travers ces mythes, on discerne assez clairement le rôle éminent
mais caché des confréries métallurgiques. Nétaient-elles
pas, depuis la plus lointaine antiquité, celles qui communiquaient avec
la terre où sont à la fois les minéraux et les os des ancêtres
? Cest pourquoi on offre aussi aux embryons métalliques, extraits
de la terre maternelle, le breuvage ennoblissant, réservé aux
ancêtres, aux chefs, aux guerriers: lalcool de riz. Ces embryons
sont gardés dans lombre de la forge, comme les semences végétales
(«en qui est la vie») peuvent être conservées en vie
grâce à la dame du domaine qui les dépose dans le gynécée,
tout près de la couche seigneuriale que hantent les âmes ancestrales.
Les techniques métallurgiques, dailleurs, étaient fondées
sur des mariages sacrés, sur des hiérogamies rituelles, en tous
points comparables à celles qui permettaient au seigneur de sallier
au «lieu saint» du domaine, dy rajeunir ainsi son daode, car
là rayonnait le principe de vie de la race et du domaine.
Eliade fait observer que les trois éléments à partir desquels
lalchimie chinoise se constitue en tant que discipline autonome: les principes
cosmologiques, les mythes des bienheureux immortels et de lélixir
dimmortalité, les techniques poursuivant à la fois le prolongement
de la vie, la béatitude et la spontanéité, appartiennent
à lhéritage culturel de la protohistoire chinoise. Ce serait
donc une erreur de croire que la date des premiers documents qui les attestent
nous livre leur âge.
Cette solidarité des thèmes fondamentaux apparaît de façon
claire dans un texte de Sima Qian relatant la recommandation du magicien Li
Shaojun à lempereur Wudi, de la dynastie Han: «Sacrifiez
au fourneau (zao) et vous pourrez faire venir des êtres (transcendants);
lorsque vous aurez fait venir ces êtres, la poudre de cinabre pourra être
transmuée en or jaune; quand lor jaune aura été produit,
vous pourrez en faire des ustensiles pour boire et pour manger. Alors votre
longévité sera prolongée, vous pourrez voir les bienheureux
(xian) de lîle Ponglai qui est au milieu des mers. Quand vous les
aurez vus, et que vous aurez fait les sacrifices feng et shan, alors vous ne
mourrez pas.»
Lapparition des théories alchimiques
Quand, au IVe siècle et, plus probablement, au cours des premières
années du IIIe siècle av. J.-C., une économie ouverte,
du fait des voies de circulation plus vastes et des intérêts de
lEmpire, se substitua à lancienne économie féodale,
provinciale et cantonale, particulariste et fermée, de la Chine antique,
la nécessité dun regroupement des confréries archaïques
de métallurges locaux fit apparaître lutilité dun
syncrétisme et dune systématisation nouvelle de leurs principes
cosmologiques, de leurs mythes et de leurs techniques. Ce fut, en grande partie,
luvre du taoïsme qui rassembla non seulement ces connaissances
magico-techniques, mais aussi les données fondamentales de la tradition
ésotérique et initiatique chinoise.
Les aspects les plus anciens de lalchimie taoïste participent encore
de la nature concrète et positive des manipulations magico-techniques
des métallurges de lépoque féodale. Un édit
impérial, en 144 avant J.-C., menace dexécution publique
tous ceux qui seront surpris en flagrant délit de contrefaire lor.
Taylor donne la date de 175 avant J.-C. pour une loi analogue. En 60 avant J.-C.,
un maître célèbre, Liu Xiang, échoua dans sa tentative
de préparation dor alchimique destiné à la prolongation
de la vie de lempereur.
Mais laspect le plus important de lalchimie taoïste, son intégration
à une religion de salut, se développa surtout à lépoque
où lantique religion agraire, achevant de se dissoudre avec la
société féodale, cessa de satisfaire aux besoins des fidèles.
Maspero a montré comment, en Chine, aux environs de lère
chrétienne, les longs efforts du sentiment religieux personnel pour sexprimer
furent bien souvent analogues à ceux de lOccident, à la
même époque.
Cependant les taoïstes, à la recherche de la «Longue-Vie»,
ont conçu limmortalité de façon spécifiquement
chinoise, cest-à-dire sans la moindre discontinuité entre
le corps et lesprit vivants. Ainsi, la conservation et la prolongation
de lexistence physique furent-elles toujours considérées
par les taoïstes comme le moyen normal dacquérir limmortalité
spirituelle. Il suffisait donc de remplacer un corps mortel par un corps immortel
obtenu en «nourrissant le corps» matériellement, et en «nourrissant
lesprit» par lunification de ses puissances, grâce à
la concentration et à la méditation. En effet, à la différence
de ce que nous appelons lâme, cet esprit, formé de lessence
et du souffle universels, est temporaire. À la mort, il se dissout par
la séparation de ses deux principes constituants. On peut donc le renforcer,
le «cristalliser», en quelque sorte, en accroissant le souffle et
lessence par des pratiques adéquates. Alors, on ne meurt pas, on
«monte au ciel en plein jour».
Les techniques alchimiques chinoises
Les procédés qui permettent de détruire les causes de la
décrépitude et de la mort, ainsi que de créer lembryon
du corps immortel, sont nombreux, mais on peut les répartir tous en trois
classes: alimentaires et hygiéniques, respiratoires et mimétiques,
alchimiques. Ces derniers sont considérés comme les plus puissants.
Au IVe siècle de notre ère, Ge Hong déclare formellement
que sans lalchimie on arrivera peut-être à prolonger la vie,
mais jamais à la rendre éternelle. Ultérieurement, la difficulté
et les prix des opérations alchimiques diminuèrent limportance
pratique, sinon théorique, de ces techniques.
Elles étaient, en effet, compliquées et dispendieuses, en dépit
de leur simplicité apparente: la préparation et labsorption
du cinabre (dan), un sulfure naturel rouge de mercure. À vrai dire, lexpression
même de cinabre mâle (yangdan) qui désignait le procédé
alchimique par différence avec le nom de cinabre femelle (yindan), donné
aux procédés alimentaires et respiratoires, suffit à montrer
que lon doit se méfier dune traduction chimique sommaire
du mot dan. Taylor a observé que si les instructions données pour
la préparation de l«élixir dimmortalité»
sont obscures, on peut constater, en revanche, que la progression des couleurs
observée par les alchimistes chinois au cours des opérations est
la même que celle de la préparation de la «pierre philosophale»
par les alchimistes occidentaux et quelle passe du blanc au rouge. De
même, la notion dune substance dont une quantité infime transforme
en or ou en argent une masse importante de métal ordinaire et, principalement,
de mercure, est commune à la Chine et à lOccident. De plus,
lune et lautre alchimie ont décrit de façon similaire
les effets de labsorption de la «médecine universelle»,
autre nom de lélixir. La comparaison de léloge de
cette drogue par Wei Boyang, en 142 après J.-C., et par un alchimiste
occidental, Salomon Trismosin, au XVIe siècle de notre ère,
est caractéristique de ces analogies. Le premier dit: «Le vieillard
ramolli devient un jeune homme plein de désirs», et le second:
«Car vieux estoient les philosophes qui lavoient. Pourtant, en leurs
vieux jours, ils jouirent encore de leurs amours...»
Lévolution de lalchimie chinoise se déroula de façon
comparable à celle de lalchimie européenne, à des
époques différentes. À partir du VIe siècle
après J.-C., lalchimie taoïste sorienta vers un mysticisme
fort éloigné des pratiques positives et concrètes de ses
premiers maîtres. On interpréta les textes anciens comme des allégories
concernant des vérités purement intérieures. Un texte cité
par Stein, et qui appartient au taoïsme moderne syncrétiste, est
significatif: «Cest pourquoi le (Buddha) Rulai (Tathâgata),
dans sa grande miséricorde, a révélé la méthode
du travail (alchimique) du feu et a enseigné à lhomme de
pénétrer de nouveau dans la matrice pour refaire sa nature (véritable)
et (la plénitude de) son lot de vie.»
Eliade a proposé de voir dans ce «retour à la matrice»
le développement dune conception archaïque: la guérison
par un retour symbolique aux origines du monde, cest-à-dire par
une «réactualisation de la cosmologie».
Toutefois, dès lorigine de lalchimie chinoise, il ne sagissait
pas seulement dun retour symbolique, mais dune voie magico-technique
expérimentale, dun processus opératoire concret qui prenait
pour matière la matrice elle-même, la terra genitrix, la terre
génératrice du daode ancestral et son rayonnement salutaire, porteur
de lumière, de chaleur et de vie.
Quand lalchimie mystique sest orientée, au XIe siècle
après J.-C., dans une direction contemplative et sest transformée,
au XIIIe siècle, en une technique ascétique, principalement
sous linfluence du bouddhisme zen, cette élaboration relativement
tardive fut luvre de pieux lettrés et elle ne présente
plus, dès lors, les caractères traditionnels de lalchimie
chinoise archaïque.
3. Lalchimie indienne
Bien que lalchimie, comme technique spirituelle fondée sur des
pratiques physiologiques particulières, principalement tantriques, semble
avoir été connue de lInde antique, peut-être à
une époque plus ancienne que celle où elle le fut en Chine, le
problème de ses origines historiques na pas encore reçu
de solution définitive. On a supposé que ces théories et
ces pratiques indiennes auraient une origine arabe, mais un traité de
Nâgârjuna, traduit en chinois par Kumârajîva trois siècles
avant lessor de lalchimie arabe, fait état de la transmutation
en or par deux procédés distincts, soit par la puissance des drogues,
soit par la force développée par le yoga.
Mircea Eliade a bien montré ces convergences entre le yoga, surtout le
Hatha-yoga tantrique et lalchimie: «Cest tout dabord
lanalogie évidente entre le yogin qui opère sur son propre
corps et sa vie psychomentale dune part, et lalchimiste qui uvre
sur les substances, dautre part: lun comme lautre visent à
«purifier» ces matières impures, à les «perfectionner»
et, finalement, à les transmuer en «or». Car lor, cest
limmortalité, répètent les textes indiens; il est
le métal parfait et son symbolisme rejoint le symbolisme de lEsprit
pur, libre et immortel, que le yogin sefforce, par lascèse,
dextraire de la vie psycho-mentale, «impure» et asservie.»
Ainsi lalchimiste, selon Eliade, espère-t-il arriver aux mêmes
résultats que le yogin en «projetant» son ascèse sur
la matière: «Au lieu de soumettre son corps et sa vie psycho-mentale
aux rigueurs du yoga, pour y séparer lEsprit (purusha) de toute
expérience appartenant à la sphère de la substance (prakriti
), lalchimiste soumet les métaux à des opérations
chimiques assimilables aux «purifications» et aux «tortures»
ascétiques. Entre le plus vil métal et lexpérience
psycho-mentale la plus raffinée, il ny a pas de solution de continuité.»
Dans les deux cas, Tantra-yoga et alchimie, le processus de la transmutation
du corps «mortel et corruptible» en un «corps parfait»
(siddha-deha), incorruptible et «divin» (divya-deha), corps du «délivré
dans la vie» ( jivan-mukta), comporte une expérience de mort et
de résurrection initiatiques. On serait ainsi fondé à voir
dans le tantrisme et dans lalchimie un enseignement parallèle,
ayant pour but daffranchir lhomme des lois du temps, de «déconditionner
son existence» et de conquérir la liberté absolue.
Cette thèse dEliade est irréfutable en ce qui concerne lalchimie
sotériologique, cest-à-dire celle qui sest élaborée
en tant que technique mystico-religieuse du salut ou de la «délivrance».
En revanche, elle ne rend pas compte de lalchimie magico-expérimentale
archaïque à laquelle il semble que ces considérations métaphysiques
subtiles aient été étrangères.
4. Les alchimistes alexandrins
Loin dêtre lorigine de lalchimie, comme la cru
Berthelot, la Grèce égyptienne, entre le IIIe siècle
et le VIIIe siècle après J.-C., na connu que la fin
de lévolution des communautés alchimiques et métallurgiques
de la haute Antiquité. Ruska souligne les traces sensibles de cette décadence
déjà chez Zosime de Panopolis, lauteur le plus fécond
de la littérature alexandrine hermétiste, au IVe siècle.
Cette littérature est indigente et pompeuse, dénuée de
cohérence, même sur le plan allégorique et symbolique. Les
noms dAgathodémon, dHermès et de Thot, dIsis,
dOsiris et dHorus, dOrphée, dOstanès ou
de Moïse, de Marie la Juive ou de Cléopâtre, de Démocrite
ou dautres, témoignent assez clairement de son origine culturelle
probable: la bibliothèque dAlexandrie. Lindustrie des faux
a été pratiquée, avec virtuosité parfois, pendant
toute lhistoire de la littérature alchimique. Ce fut lune
des principales ressources des scribes antiques et médiévaux.
La décadence de lalchimie grecque reflète, en réalité,
un phénomène plus général: celui de la lente dissolution
des structures religieuses et sociales du monde antique. Quand lordre
des institutions et des valeurs change, la cohésion logique des représentations
scientifiques de lunivers se modifie.
La société grecque du IIIe siècle accueillait le mysticisme
pseudo-alchimique avec intérêt précisément parce
quil était pseudo-religieux et pseudo-philosophique, comme elle-même
était pseudo-hellénistique. Ces contrefaçons exotiques
et syncrétistes saccordaient avec son cosmopolitisme, ses confusions
et ses curiosités culturelles. Elle voulait savoir parce quelle
ne pouvait plus croire; elle se fiait au miracle, car elle doutait de sa propre
réalité.
Aussi lélaboration alchimique littéraire de l«hermétisme»
alexandrin ne peut-elle être confondue avec la gnose alchimique islamique:
synthèse universelle opérée par des conquérants
et pour des conquérants, «guerre sainte» pour la délivrance
de lâme, dont laspect historique était transcendé
par une quête spirituelle, essentiellement chevaleresque.
5. Lalchimie arabe
Les travaux de Ruska ont établi que les Syriens nont pas été
les seuls médiateurs entre la science grecque et la science arabe. Ils
ont joué, sans doute, un rôle important et même capital en
philosophie et en médecine, mais, en fait, les Persans (les Iraniens)
furent les premiers maîtres des alchimistes et des hermétistes
islamiques.
On peut situer cette transmission entre 750 et 800. Lancêtre de
la dynastie des Abbassides, qui régnaient alors, portait le titre
héréditaire de grand prêtre dun temple bouddhiste
de Balkh, «la mère des cités», qui fut réédifié
magnifiquement en 726. Là sétaient conservées des
traditions grecques et chrétiennes nestoriennes, mais aussi des traditions
zoroastriennes et manichéennes.
La gnose alchimique islamique
Cette complexité dapports et dinfluences a fait de lalchimie
arabe une gnose ésotérique et initiatique dune ampleur et
dune profondeur que lon ne saurait comparer au douteux syncrétisme
de lhermétisme alexandrin.
On doit éviter de rapporter à des origines grecques ou égyptiennes
littéraires un ensemble de connaissances transmises à la chrétienté
médiévale et dont les origines initiatiques sont incontestablement
islamiques. En effet, si la partie magico-expérimentale de lalchimie
est archaïque, si elle remonte à la protohistoire, sa partie gnostique,
telle quelle a été conservée par la tradition occidentale,
est relativement récente puisquelle ne saurait être antérieure
à lélaboration de la gnose jâbirienne. Celle-ci est
dailleurs très différente de linterprétation
alchimique dun philosophe et médecin arabe comme Rhazès,
laquelle, à de nombreux égards, est déjà préchimique
et nettement exotérique.
Ainsi, dans la mesure où lalchimie arabe a subi une influence iranienne
prépondérante, comme le prouvent les nombreux mots persans qui
lui servent à désigner les éléments et les corps
chimiques, cest lIran, et non pas la Grèce, qui avait gardé
des traditions ésotériques dont lorigine mésopotamienne
lointaine semble au moins probable.
Cest à Geber (Abu Abd Allah Jabir ibn Hayyan al-Sufi), «roi
des Arabes et prince des philosophes», que lalchimie arabe a dû
son renom extraordinaire, pendant tout le Moyen Âge. Les incertitudes
dattribution de ces uvres à un auteur mettent en évidence
le fait caractéristique dune chaîne initiatique située
sous un «saint patronage gnostique». Corbin a bien montré
que, parmi les rédacteurs possibles du corpus jabirien, «chacun
avait à reprendre, authentiquement sous le nom de Jâbir, la geste
de larchétype».
La science de la Balance jabirienne
Luvre considérable de Jabir ibn Hayyan, Geber en latin, compterait
trois mille traités, sil fallait en croire la tradition et même
certains orientalistes. On a supposé que Jabir dont la naissance et la
mort se situent, approximativement, entre 730 et 804, aurait été
le nom choisi par les Ikhwan al Safa, les «Frères de la Pureté
et de la Fidélité», qui eurent leur centre à Basra
et y rédigèrent, au Xe siècle, une encyclopédie.
Traduite en persan et en turc, elle eut une influence considérable sur
les penseurs et les mystiques de lIslam. On retrouve, chez les Frères,
la tendance à élever la conception néo-platonicienne des
«nombres-idées» au rang dun principe métaphysique,
nommé la «Balance» (mizan), bien que, chez Jabir, cette notion
soit, à vrai dire, plus complexe, et plutôt ésotérique
que philosophique. Ce mot est lorigine dun ancien nom de lalchimie,
en langue franque, maza, cité par Berthelot, devenu massa, dans le Theatrum
chymicum.
Selon la «science de la Balance», à toute genèse correspond
une exégèse. Au «Livre du Monde», le Liber Mundi quest
lunivers créé, matériel, élémentaire,
répondent des «niveaux de signification». À partir
de ceux-ci, de proche en proche, lexégèse spirituelle (tawil),
en découvrant la relation qui existe entre le manifesté, lexotérique
(zahir) et le caché, lésotérique (batin), en «occultant
lapparent et en faisant apparaître locculté»,
en sélevant des sens au Sens, ouvre enfin le «Livre du Glorieux»
(Kitab al-Majid) et séveille à Sa Splendeur. Là,
seulement, la transmutation du monde sachève en transfiguration.
Ainsi lopération alchimique, réellement accomplie sur une
matière réellement donnée, faute de quoi lascension
ultérieure ne serait ni comprise ni fondée, nest pas allégorique
mais exégétique. En répétant une genèse,
non seulement elle lexplique vraiment, mais encore elle est guidée
hors de cette première genèse vers une seconde naissance: elle
y trouve linitiation.
Mais la force même (quel que soit le nom quon lui donne) de cette
opération na pu sen dégager que parce quelle
était déjà engagée dans son sujet matériel,
réel, qui, nécessairement, ressentait un désir dinterpénétration
entre ses propres qualités et les natures élémentaires
primordiales. Cest du désir éprouvé par lâme
pour les éléments que dérive le principe qui est à
lorigine des Balances (mawazin).
Les phases du retour de lâme à elle-même sont donc
aussi légitimement décrites par les étapes et les états
de la progression matérielle de luvre, qui peuvent, inversement,
mesurer à tout moment les divers degrés de ce retour. On voit
quil sagit bien dune subtile «Balance» et dune
mystique positive et presque quantitative, ce qua souligné Corbin:
«La Balance de Jabir était alors la seule algèbre qui pût
noter le degré d«énergie spirituelle» de lÂme
incorporée aux Natures, puis sen libérant par le ministère
de lalchimiste qui, en libérant les Natures, libérait aussi
sa propre âme.»
Après les vastes collections de la gnose jabirienne, la tradition alchimique
islamique a compté des uvres importantes: celles de Toghrai,
exécuté en 1121; de Buni, mort vers 1225; de lémir
égyptien Aydamur Jildaki, mort vers 1360, et auquel on doit une claire
et concise définition de lalchimie: «Cest une science,
dit-il, dont le but est denlever laccident qui a pénétré
dans la façon dêtre spécifique.»
Les alchimistes arabes ont développé une véritable énergétique
de lâme du monde. Leur conception des déséquilibres
métalliques, analogues à des maladies guérissables, nest
pas absurde scientifiquement, car ils lont fondée sur de patientes
observations des gîtes miniers. Selon limpureté des matrices,
les accidents de leur milieu naturel, les métaux, «vils»
par leur naissance première, pouvaient devenir «nobles» par
leur mort et leur résurrection.
Doù la nécessité de lart et dune seconde
naissance pour les ennoblir. Ce que confirme un texte occidental du Theatrum
chymicum: «La science de la perfection de la Pierre des philosophes est
la connaissance parfaite de la Nature universelle et de lArt dans le règne
des métaux. Sa pratique doit être recherchée par lanalyse
dans les principes des métaux et jusquà ce quils deviennent
plus parfaits par une seconde naissance, doù résulte la
Médecine universelle.»
Ce fut dans une direction bien différente de la gnose jabirienne, sinon
opposée, que sorienta luvre alchimique de Muhammad
ibn Zakariyya Razi (en latin Rhazes), né en 864 à Razy, près
de Téhéran, mort vers 932. Ce médecin et philosophe, opposé
au prophétisme et farouchement hostile à toute idée délection
divine, professant un irréductible égalitarisme, confiait seulement
aux philosophes la charge déveiller les âmes et de les délivrer
de leurs erreurs. Ses uvres alchimiques, nettement préchimiques,
mentionnent la préparation de lacide sulfurique, du zinc, de leau-de-vie,
des aluns (qui sont, en réalité, des sulfates, des «atraments»)
et des sels. Daprès Abou Obaiah, Rhazès aurait composé
226 volumes dont la plupart sont perdus. Cest Rhazès qui a
donné à lalchimie, semble-t-il pour la première fois,
le nom d«astronomie inférieure» ou terrestre, afin
de montrer ses rapports avec lastronomie «supérieure»
ou céleste: lastrologie.
6. Lalchimie occidentale
Ses origines
On admet généralement que, comme en médecine, en mathématiques,
en astronomie, les premiers monuments de lalchimie occidentale ont été
des traductions douvrages arabes, par exemple, le Livre des Septante de
Geber, ou la Turba philosophorum.
Vraisemblablement, les trois voies de pénétration de lalchimie
arabe dans lEurope chrétienne furent lEspagne, la Provence
et la Sicile. Si beaucoup de traducteurs douvrages alchimiques arabes
nous sont inconnus, de sérieux indices permettent de supposer que les
savants juifs, établis en Provence après avoir été
chassés de Cordoue par le fanatisme des Almohades, ont joué un
rôle important dans la diffusion de ces traités.
Les connaissances métallurgiques étaient cependant plus développées
en Occident avant le XIIe siècle, époque probable de lapparition
de lalchimie arabe, que les historiens ne semblent le supposer. Ganzenmüller
a rappelé que le célèbre traité, Schedula diversarum
artium, du moine Théophile, contient la plus ancienne formule connue
dalchimie occidentale. Ce recueil technique, lun des plus précieux
du Moyen Âge, date de la fin du XIe siècle. Il mentionne le
traitement des métaux pour fabriquer lor «arabe» et
lor «espagnol». À vrai dire, ce procédé
nest point «alchimique», comme le dit Ganzenmüller, mais
chimique: il sagit dalliages. Néanmoins cela prouve que ce
genre de recherches a été connu par les artisans, bien longtemps
avant les premières traductions douvrages arabes.
Ses structures
Lalchimie occidentale peut être divisée en trois branches
principales. La première, aristotélicienne, a développé
les applications de la théorie antique des quatre éléments
à la transmutation des métaux. Préchimique et relativement
rationnelle, elle se rattache plutôt à la tendance expérimentale
de Rhazès. La seconde, concevant le monde comme un vaste organisme animé,
reprenant les théories des stoïciens sur la sympathie et lantipathie
des êtres, a recherché les relations entre la vie des métaux
et lâme universelle, assimilant ainsi les manifestations inorganiques
aux phénomènes biologiques. Une seule gnose, l«Art
dAmour», dominait cette philosophie de la nature. Son orientation
la rapproche plutôt de la gnose jabirienne. Cest la voie traditionnelle
la plus importante et la plus généralement suivie par les maîtres
de lalchimie occidentale.
La troisième branche, à peu près inconnue, non seulement
des historiens, mais de la plupart des alchimistes eux-mêmes, na
laissé aucune trace écrite. Transmise toujours oralement, elle
nest pas essentiellement différente de la tradition chinoise archaïque.
Elle nest ni préchimique, ni philosophique, ni mystique. On peut
la nommer «magique», à condition dadmettre quil
existe une magie «naturelle» et quelle ne présente
pas de rapports avec la sorcellerie. La source arabe la plus proche de cette
tradition secrète est luvre de Yakub ibn Ishak ibn
Sabbah al-Kindi, le Liber de radiis stellicis, traité dans lequel le
mouvement des étoiles et «la collision de leurs rayons» (Thorndyke)
produisent, selon cet auteur, une infinie variété de combinaisons.
Le feu, la couleur et le son émettent aussi des radiations. Ces théories
furent connues de Roger Bacon. Elles semblent avoir été ignorées
dAlbert le Grand. Bacon y fut initié oralement par un adepte inconnu
quil nomme «le maître des expériences» et que
Humboldt a supposé être Pierre Pérégrin de Maricourt.
Ses techniques
Ces trois orientations distinctes de lalchimie occidentale correspondirent
à des techniques différentes. La première, ayant pour but
principal la transmutation métallique, utilisa les fours dusage
courant, de fondeur ou de verrier, le chauffage au charbon de bois, à
la lampe à huile, pour de petites quantités de matière;
au fumier fermenté, pour obtenir de longues «digestions»
à une chaleur égale; ou même lexposition à
la chaleur solaire des récipients «lutés», scellés
«hermétiquement». Dautres appareils de chimie étaient
déjà en usage chez les Arabes, et avaient des formes analogues
chez les préchimistes alexandrins: laludel, appareil à distillation
en verre épais, décrit par Geber; lalambic, la cornue, lesquels,
combinés, devinrent la retorte. Au XIe siècle, Avicenne compare
déjà le corps humain à un alambic, le ventre étant
la cucurbite et la tête formant le chapiteau en rassemblant les humeurs
qui sécoulent par les narines. La racine grecque du mot arabe,
le nom ambix, figure dans lAthénée de Dioscoride.
Cest à cette première branche de lalchimie occidentale
quil faut réserver le nom de «chimie du Moyen Âge».
Elle na pas été ignorée des véritables alchimistes.
Elle présente plus de valeur et dintérêt scientifique
et technique quon ne la dit, parce quon na pas répété
ces fastidieuses expériences, mais elle na pas de rapport profond
avec la théorie et la pratique véritables du Grand uvre.
La deuxième orientation, principalement philosophique et mystique, avait
pour but lélaboration de la «pierre philosophale» et
ses opérations «symbolisaient avec» une transmutation dordre
spirituel. Matériellement, elle était fondée sur un «archétype
expérimental» qui consistait à «purifier» et
à «animer» puis à «exalter» un sujet métallique
et minéral, complaisamment décrit par tous les adeptes qui, en
revanche, ont caché son nom, sa préparation principale et lagent
essentiel de son «animation». Cette première matière,
considérée comme l«Adam métallique»,
était jugée «impure» et «vile» dans son
état naturel. Mais lart pouvait la porter à un degré
de perfection et de pureté très supérieur à celui
de lor lui-même. Elle devenait alors un «soleil terrestre»,
un «corps glorieux», «ressuscité dentre les morts»,
qui fut comparé par les alchimistes chrétiens au Messie sortant
du tombeau. Ce «Christ métallique» pouvait ainsi «racheter
ses frères imparfaits», sous la forme de «poudre de projection»,
en les transmuant en or, accélérant ainsi leur évolution,
ou bien guérir les maladies, sous la forme de «médecine
universelle». Son élaboration révélait en outre à
ladepte la vérité universelle et positive des mystères
de la foi, le sauvant ainsi du doute et de la damnation.
La troisième orientation, principalement magique, ressemblait, techniquement,
à la précédente, mais à vrai dire, elle commençait
là où lautre se terminait. La «pierre philosophale»
était, en quelque sorte, la matière première de cette «haute
science» dont les multiples applications sétendaient à
lensemble du savoir humain. En ce sens, son but était, symboliquement,
lAbsolu ou lUniversel.
Son évolution
La gnose alchimique, telle quelle sétait constituée
sous le nom de «science de la Balance» dans la philosophie islamique
jabirienne, avait atteint une universalité qui étendait ses théories
non seulement aux trois règnes de la nature, mais aussi aux mouvements
des astres et jusquaux hypostases du monde spirituel. Ésotériquement
et initiatiquement enseignée à une élite occidentale, à
lépoque des premiers établissements des ordres chevaleresques
en Orient, cette gnose pouvait être légitimement transposée,
pour ainsi dire, en diverses langues, sans sopposer à la variété
ni à loriginalité des croyances religieuses dont elle se
proposait, au contraire, détablir la transcendante unité,
fondement quelle jugeait indispensable à lordre futur du
monde. Ainsi prit naissance l«hermétisme chrétien»,
dans les premières années du XIIe siècle.
Il est vraisemblable, dailleurs, que ces connaissances ont été
diffusées seulement dans des cercles restreints pour éviter dimprudentes
divulgations et aussi en raison de laccès difficile de ces doctrines.
Dès la fin du XVe siècle, elles semblent déjà
oubliées. On constate, en revanche, le développement de deux tendances
entre lesquelles lintuition analogique des symboles avait maintenu longtemps
un équilibre systématique: lexpérience physico-chimique
et la spéculation philosophique alchimique.
Le renversement des perspectives du symbolisme alchimique médiéval
sest effectué au XVIe siècle, principalement, comme
la souligné Ganzenmüller, dans la partie de luvre
de Paracelse qui sest attachée à mettre en relief les aspects
naturalistes et médicaux de lalchimie. Techniquement, Pagel a rappelé
que la pharmacie traditionnelle reposait sur la composition des ingrédients,
alors que la pharmacie paracelsique est fondée sur la séparation
des vertus particulières, les «arcanes», qui exercent leur
action spécifique sur une ou plusieurs maladies. Cest alors quapparut
la spagirie, «lart qui sépare et qui unit», source
positive et certaine de la chimie moderne qui sest développée,
au XVIIe siècle, à partir des recherches médicales
et pharmaceutiques iatrochimiques, cest-à-dire des applications
de la chimie à la guérison des maladies.
La décadence de lalchimie, déjà sensible au XVIIIe siècle,
fut accélérée, au XIXe siècle, par la théorie
des «corps simples». Les métaux étant reconnus, depuis
Lavoisier, comme indécomposables, la théorie alchimique de la
transmutation se trouva niée dans son principe. Jusquaux dernières
années du XIXe siècle, la chimie positive condamna ou dédaigna
les «rêveries superstitieuses» des alchimistes. Lapparition
de l«occultisme», à la même époque, a
contribué au discrédit de cette science traditionnelle.
7. La littérature alchimique
La littérature alchimique, lune des plus vastes qui soient, compte,
en Occident, en Orient et en Extrême-Orient, des milliers douvrages
dont la plupart nont été ni traduits, ni imprimés
ni même recensés exactement. Des centres alchimiques importants,
Prague, par exemple, en Europe, Fez et Le Caire, en Afrique, ont conservé
de précieux manuscrits anciens qui sont encore ignorés des historiens.
Quand, vers 1910, le père Wieger compulsa les collections de la patrologie
taoïste du Pai-yunn-koan, à Pékin, et du Zushoryo, à
Tokyo, il ne supposait pas que les traités alchimiques ainsi découverts
allaient changer toutes les conceptions généralement admises,
depuis Berthelot, sur les origines et lévolution de lalchimie.
Des textes fondamentaux, ceux du corpus alchimique traditionnel, comme LEntrée
ouverte au palais fermé du roi dEyrenée Philalèthe,
ou Le Triomphe hermétique de Limojon de Saint-Didier, ne pouvaient être
consultés que dans des éditions anciennes, souvent fautives, sans
le moindre éclairage critique. On comprend dautant moins létat
dabandon dans lequel on a laissé ce domaine que ces uvres,
souvent admirablement illustrées, présentent une aussi grande
importance pour lhistoire de lart que pour lhistoire des sciences.
La diversité des uvres
Dans létat actuel de nos connaissances, il est donc plus utile
de tenter déclairer et de préciser les méthodes dapproche
et dexamen de la littérature alchimique que den dresser un
inventaire qui serait souvent inexact ou superficiel. On la divisera, dans les
limites de lalchimie occidentale, en quatre catégories douvrages:
1. Les uvres attribuées à des adeptes, cest-à-dire
à des maîtres auxquels la tradition reconnaît lautorité
dun enseignement théorique fondé sur lélaboration
expérimentale du Grand uvre et sur la possession réelle
de la pierre philosophale. Lensemble de ces traités constitue ce
que nous nommons le corpus alchimique traditionnel.
2. Les ouvrages ayant pour objet létude des transmutations métalliques.
Certains ont été attribués à des alchimistes; dautres
ont pour auteurs des chimistes anciens, par exemple, Kunckel et Becher.
3. Les ouvrages pharmaceutiques et médicaux fondés sur linterprétation
iatrochimique des théories alchimiques et sur lapplication de ces
doctrines à la préparation des médicaments et à
la guérison des maladies.
4. Les ouvrages littéraires et philosophiques inspirés par la
gnose alchimique et par son langage symbolique.
Entre ces quatre catégories, trop souvent confondues entre elles par
les historiens des sciences, existent des différences importantes. La
première, la plus évidente, est quantitative. Le corpus alchimique
traditionnel compte seulement une vingtaine dauteurs parmi lesquels nous
citerons les noms mythiques ou réels dHermès (La Table démeraude,
et les commentaires dHortulain), dArnauld de Villeneuve, de Geber,
dArtéphius, de Roger Bacon, de Raymond Lulle, de Nicolas Valois,
de Bernard le Trévisan, de Thomas Norton, de George Ripley, de Michael
Sedziwoj (Sendivogius), de Venceslas Lavinius de Moravie, de Basile Valentin,
de Jean dEspagnet, de Limojon de Saint-Didier, dEyrenée Philalèthe.
À notre époque, les alchimistes ont ajouté à cette
liste le pseudonyme déjà célèbre dun adepte
inconnu: Fulcanelli, dont luvre majeure, Les Demeures philosophales,
publiée en 1930 dans sa première édition, a éclairé
profondément les études alchimiques traditionnelles.
Les trois autres catégories douvrages, en revanche, comptent plusieurs
milliers dauteurs et de titres. Borel et Lenglet-Dufresnoy, voici plus
de deux siècles, en fixaient le nombre à six mille. Dautres
collections mentionnent vingt mille titres. Si lon y ajoute la difficulté
daccès de ces textes, dont la plupart sont rédigés
en latin «scientifique», cest-à-dire dans une langue
assez différente du latin classique, on comprend aisément que
les historiens soient fort loin de connaître tous ces ouvrages dont la
lecture, souvent fastidieuse et décevante, exige une inlassable patience.
Certains auteurs classiques, comme, par exemple, Bernard Trévisan, appelé
parfois «le Trévisan», ou «le bon Trévisan»
parce quon le jugeait «plus charitable», cest-à-dire
moins obscur et moins «jaloux de sa science» que dautres adeptes,
nont pas caché le temps considérable quils consacrèrent
à leurs recherches. Ayant commencé à lire Rhazès
à lâge de quatorze ans, «le bon Trévisan»
avoue quil ne découvrit le sens véritable du corpus traditionnel
quà lâge de soixante-treize ans.
Le cas du Trévisan nest pas exceptionnel. La littérature
alchimique a fait de la lecture même de ses uvres une épreuve
initiatique et cest là, sans doute, son caractère le plus
déconcertant, le plus étranger au moins à nos méthodes
didactiques actuelles. Aussi convient-il dessayer de comprendre les structures
cryptographiques originales de ces textes dans la généralité
de leurs propos et de leurs fonctions.
Le langage alchimique
Dans une étude publiée par la revue Critique, en 1953, Michel
Butor a analysé avec beaucoup de clarté les problèmes posés
par lalchimie et son langage: «Tant quune transmission orale
était la règle, écrit-il, ces livres ont pu être
des sortes daide-mémoire, chiffrés de façon très
simple. Pour avoir un exposé de la suite des manipulations prévues
et des transformations cherchées, il suffisait de décoder, de
même quil suffit de savoir un peu de latin pour découvrir
dans un missel quels sont les gestes quaccomplit le prêtre chrétien
à lautel et les paroles quil prononce, en laissant entre
parenthèses la signification théologique de tout cela. Mais, au
fur et à mesure que cet enseignement oral devenait lexception,
les maîtres se sont mis à faire des livres qui, de plus en plus,
suffisent à linitiation. Ce sont des documents chiffrés,
mais qui invitent le lecteur à venir à bout de ce chiffre. [...].
Lalchimiste considère cette difficulté daccès
comme essentielle, car il sagit de transformer la mentalité du
lecteur afin de le rendre capable de percevoir le sens des actes décrits.
Si le chiffre était extérieur au texte, il pourrait être
aisément violé, il serait en fait inefficace. Le chiffre employé
nest pas conventionnel, mais il découle naturellement de la vérité
quil cache. Il est donc vain de chercher quel aspect du symbolisme est
destiné à égarer. Tout égare et révèle
à la fois.»
Dans sa conclusion, Michel Butor montre bien la fonction principale de ces structures
cryptographiques: «Le langage alchimique est un instrument dune
extrême souplesse, qui permet de décrire des opérations
avec précision tout en les situant par rapport à une conception
générale de la réalité. Cest ce qui fait sa
difficulté et son intérêt. Le lecteur qui veut comprendre
lemploi dun seul mot dans un passage précis ne peut y parvenir
quen reconstituant peu à peu une architecture mentale ancienne.
Il oblige ainsi au réveil des régions de conscience obscurcies.»
Ainsi la lecture profane devient-elle une quête initiatique du «Sens»,
et nous retrouvons ici ce que nous avons signalé précédemment
à propos de la gnose jabirienne, de la «science de la Balance»:
À toute genèse correspond une exégèse, mais, dans
le cas de la tradition écrite, cest, inversement, de lexégèse
que dépend la genèse.
En effet, la recherche de la pierre philosophale, ses énigmes et ses
pièges, lextrême fascination de lor, des pouvoirs et
du savoir que les alchimistes attendaient de sa possession, suscitaient dans
leur esprit une obsession, un monoïdéisme qui sétendait,
au cours de leurs longues et pénibles recherches, à toutes les
zones claires et obscures de leur conscience. Sensations, imagination, discours,
songes et fluctuations mentales sy absorbaient. Peu à peu se formait
ainsi un centre, un noyau psychique rayonnant autour duquel se rassemblaient
et gravitaient leurs puissances intérieures. En même temps se décantait
lhumus des motivations irrationnelles autour dimages dun désir
transféré à la dimension même du cosmos, à
des unions nuptiales planétaires, minérales et métalliques,
ardemment entretenues et amoureusement contemplées. Ce processus de concentration
illuminative nest pas moins évident dans dautres disciplines
ésotériques et mystiques. On le retrouve dans le bouddhisme zen,
dans le yoga, dans les oraisons hésychastes de lÉglise dOrient,
dans le dhikr du soufisme islamique. Le monoïdéisme centre lintention
du cur sur lobjet du désir. «Pour visiter les jardins
du souvenir, enseignent les maîtres, il faut frapper à la même
porte jusquà suser les doigts.»
Toutefois, cette explication psychologique ne doit pas être considérée
comme seule capable de rendre compte des structures cryptographiques de lalchimie.
Il ne faut pas négliger leurs raisons positives. Pour en donner quelque
aperçu, imaginons que nos physiciens aient décidé de se
communiquer leurs expériences sur la radioactivité artificielle,
sans les révéler ni à la majeure partie de leurs collègues
ni aux pouvoirs publics, tout en laissant à une élite la possibilité
daccéder à leurs connaissances.
Dune part, craignant la perspicacité des autres savants, ils auraient
été dans lobligation de leur tendre des pièges plus
ou moins subtils en laissant subsister de constantes équivoques sur leurs
buts véritables comme sur leurs procédés expérimentaux.
Dautre part, dans la mesure où la poursuite de leurs recherches
exigeait des crédits, il leur aurait été indispensable
de les justifier par limportance extraordinaire des résultats pratiques
et, par exemple, financiers, que lon en pouvait attendre. Enfin, comme
ils se seraient souciés, néanmoins, de transmettre à de
futurs chercheurs leurs observations sur les propriétés réelles
des corps quils venaient de découvrir, ils auraient marqué
la différence de ces éléments artificiels avec les éléments
naturels par quelque procédé simple et discret, les nommant, par
exemple, «notre» plomb, «notre» mercure, «notre»
or, comme lont fait constamment les alchimistes.
Cependant, les ressources ordinaires de la cryptographie auraient été
insuffisantes si lon sétait borné à laisser
dans ces messages une clef qui pouvait être imaginée par le décrypteur.
En revanche, si cette clef était elle-même la structure caractéristique
de lun de ces corps radioactifs artificiels, les messages présentaient
un seuil dintelligibilité qui se confondait pratiquement avec le
seuil des expériences décrites, et leurs lecteurs ne pouvaient
être, dès lors, que des «réinventeurs».
Le seul danger auquel sexposait ce système était le hasard
qui, on le sait, a joué un rôle considérable dans lhistoire
des sciences. Mais les probabilités de reconstituer un processus expérimental
pondéralement rigoureux, comprenant des opérations successives
et qui dépendent, en outre, de conditions cosmologiques strictement déterminées,
comme dans le cas de lélaboration de luvre alchimique,
sont pratiquement négligeables.
La quête de limpossible
On voit ainsi que le vrai problème aurait été celui de
louverture dun tel système plutôt que celui de sa fermeture.
Et cest là que les alchimistes ont fait preuve dun véritable
génie cryptographique. Ils ont utilisé le principal piège
quils tendaient aux avides et aux ignorants pour ouvrir à leurs
disciples la porte de leur jardin. Ils ont compris, en effet, que, seule, la
quête de limpossible, de lirréalisable, était
capable de mobiliser toutes les ressources intellectuelles, morales et spirituelles
de certains hommes, jusquà ce point critique dune illumination,
qui leur livrerait, selon ladmirable expression dAndré Breton
«lombre avec sa proie fondues dans un éclair unique».
Ainsi les maîtres de lalchimie ont-ils confié à lespoir
la vraie clef du jardin des Hespérides, comme à sa quête
héroïque la Toison dOr. Car il savaient, par leur propre expérience,
quils ne devraient craindre aucune divulgation de la part de ceux qui
auraient payé si chèrement leur accès à la «haute
science». Lhistoire a justifié leurs prévisions. Depuis
plus de vingt siècles, les secrets expérimentaux du Grand uvre
nont jamais été dévoilés, selon ce quenseignait
déjà ladage de Lao-Tseu: «Celui qui parle ne sait
pas ; celui qui sait ne parle pas.» Martyrisé, un adepte,
Alexandre Sethon, auquel lÉlecteur de Saxe voulut arracher par
les tortures le secret des transmutations quil venait dopérer
publiquement, garda dans les tourments le même silence quil avait
opposé auparavant à lavide curiosité du prince et
à ses promesses.
Lidéal scientifique et philosophique de lalchimie traditionnelle
forme ainsi un frappant contraste avec les buts des recherches désordonnées
des «souffleurs», pseudo-alchimistes, charlatans et faussaires qui,
à toutes les époques, ont trouvé, dans les sciences anciennes,
obscures et généralement ignorées, de nouveaux moyens dabuser
de la crédulité publique. La différence de qualité
littéraire entre les textes classiques de lalchimie et les compilations
de recettes et de procédés que les historiens des sciences nomment
abusivement «alchimiques» nest pas moins évidente.
Le symbolisme véritable ne simite point, car sa cohérence
profonde, pour ainsi dire musicale, défie les plus ingénieux procédés
de composition. On voit, dailleurs, sur des gravures alchimiques et sur
des motifs décoratifs de «demeures philosophales», la représentation
assez fréquente dinstruments qui évoquent l«Art
de Musique», ancien nom de lalchimie.
Les rapports entre la métallurgie et la musique sont mentionnés
déjà par Strabon, par Solin et par Plutarque. Selon Aristide Quintilien,
la musique désigne, en général, «ce qui régit
et coordonne tout ce que la nature enferme dans son sein». Ptolémée,
dans ses Harmoniques, assimile les mouvements astronomiques aux phénomènes
musicaux. Ces correspondances symboliques étaient encore bien connues
à lépoque médiévale. Près des mines
de Kutná-Hora, en Tchécoslovaquie, dans lancienne église,
une fresque du XIVe siècle montre, dans sa partie supérieure,
des anges musiciens, dans sa partie inférieure, la fabrication de la
monnaie et ses diverses opérations minières et métallurgiques.
Certains ouvrages alchimiques et, par exemple, lAtalanta fugiens, de Michel
Maier, aux célèbres gravures, contiennent aussi des partitions
musicales.
La diversité des moyens dexpression du symbolisme, dans la littérature
alchimique, nest pas moins remarquable que sa cohérence interne
et la richesse de ses correspondances analogiques.
8. Lunivers symbolique du Grand uvre
La littérature alchimique et son langage, tels que le corpus traditionnel
occidental en présente les témoignages, ont eu pour but principal
de transmettre, sous le voile de leurs structures particulières et grâce
à elles, une révélation et une illumination qui dépendaient
dun seuil déveil intérieur. En le franchissant, le
néophyte pénétrait dans cet «autre monde» quest
lunivers du Grand uvre. Ainsi lexploration de cette nébuleuse
logique lointaine exigeait-elle un long voyage à travers le temps, un
passage à un temps mythique, le temps démiurgique de toute genèse.
Linstrument de cette extraordinaire navigation intérieure était
spécialement composé pour un tel usage et seulement par ceux qui
lavait accomplie déjà jusquà son terme. Cest
pourquoi le livre alchimique traditionnel est inimitable techniquement, car
sa composition complexe et, surtout, lénergie subtile et linfluence
spirituelle dont il est chargé en font à la fois un véhicule
«hermétiquement clos» et un message substitué magiquement
à la présence même du maître. En ce sens, on doit
rapprocher la fonction initiatique de ces traités du rôle du mandala
tibétain, cercle magique et diagramme de projection dun panthéon
symbolique, dont le but est de servir de support à la concentration illuminative.
Le mandala, le plus souvent, est dessiné sur la terre, de même
quétaient tracés sur le sol les emblèmes de lancienne
maçonnerie opérative avant louverture des travaux; ils étaient
effacés après la fermeture rituelle. Les modernes «tapis
de loges» de la maçonnerie spéculative nont pas dautre
origine. On voit par cet exemple que limpression des représentations
symboliques a fixé sous les formes stables du livre ce qui, primitivement,
devait être reconstruit entièrement avant dêtre déchiffré
et aussi afin de pouvoir être véritablement compris. En dautres
termes, nos civilisations ont substitué lexégèse
intellectuelle ou spéculative à lexégèse opérative,
avec les avantages et les inconvénients que comporte cette évolution
qui na pas été assez attentivement analysée.
Au terme de son pèlerinage alchimique, le néophyte, ayant découvert
la mystérieuse «matière première» du Grand
uvre, symbole de la Terre sainte, trouvait aussi le livre des livres,
«la mère du Livre», et, de nouveau, il devait, comme un enfant,
lui demander de linstruire. Ce microcosme «minéral et métallique»,
selon le témoignage unanime des adeptes, nest pas une abstraction
métaphysique ni un pieux artifice imaginé pour les besoins dune
philosophie occulte purement contemplative.
Lunivers alchimique est à la fois subjectif et objectif, imaginaire
et réel, spirituel et matériel. Cest, selon la juste expression
dHenry Corbin, un monde «imaginal». Pour entendre ce terme,
il faut admettre lexistence de la perception imaginative de structures
dont lordre et la cohérence dépendent de lois non quantifiables,
mais aussi certaines que celles qui régissent les structures du monde
des phénomènes perçus par nos sens et par leurs instruments.
Cette hypothèse peut sembler aventureuse. Pourtant, le simple bon sens
suffit à la justifier. Tout art, en effet, sil est génial,
nous montre que le «beau est la splendeur du vrai» et que les structures
«imaginales» existent éminemment puisquelles répondent
à une intensité de la perception à laquelle, sans lartiste,
nos sens natteindraient jamais. Si paradoxale que semble cette proposition,
lart est une physique expérimentale non moins objective que la
physique quantifiable, et qui dépend seulement de lois bien trop complexes
pour être réduites dans létat actuel de nos connaissances
à des systèmes rationnels, ce qui, dailleurs, ne prouve
nullement quelles soient irrationnelles.
Le règne de lhomme
Lexemple de lart, en effet, éclaire tout le problème
de la nature matérielle et spirituelle de lalchimie. Demande-t-on
à un peintre sil est vrai quil utilise des couleurs palpables
et des métaux comme le chrome et le cobalt? Et sil répond
que son problème consiste à trouver un certain jaune, et un bleu
qui lobsède, devra-t-on en déduire que la peinture nest
quune préchimie des colorants? On doit rappeler que lalchimie
a été nommée «art sacré», «art
sacerdotal», que ses adeptes portent le nom d«artistes»,
et que ce nest pas sans de pertinentes raisons que leur travail a été
désigné par lexpression caractéristique de Grand
uvre.
Or tout art est inconcevable sans une matière, et cest pourquoi
la notion dalchimie «spirituelle» ou purement «psychologique»
est aberrante, car elle méconnaît la fonction principale de lalchimie:
délivrer lesprit par la matière en délivrant la matière
elle-même par lesprit. Cette mutuelle délivrance ne peut
être accomplie que par lart suprême, le traditionnel «Art
dAmour» de la chevalerie de tous les temps. Loin de refuser ou de
nier lincarnation, non seulement lalchimie laffirme car elle
la contemple, mais encore elle la glorifie. La délivrance nest
pas une évasion, cest une nouvelle naissance, une seconde genèse;
celle du règne de lhomme qui achève par lart luvre
de la nature, ce qui confirme aussi son entière et lourde responsabilité
terrestre. Aucun roi nest innocent. Lhomme est à la fois
la matière et lalchimiste du Grand uvre de lhistoire.
Presque tous ses drames naissent de ses erreurs dinterprétation
des enseignements quil a reçus à un âge où
il ne savait presque rien, et quil lui faut réinventer. Cest
ce quannonce un vitrail alchimique où lon voit Dieu créant
le monde et lhomme, et où lon peut lire ces mots: «Comment
fut fait notre premier père, en belle et due image de Dieu. Comment il
nous le faut refaire.»
Dans cette perspective, le sujet du Grand uvre minéral et métallique
portait aussi le nom d«Adam». En quelque sorte, il enseignait
mystérieusement à lalchimiste les principaux changements
de la condition humaine, par une double analogie de cet «archétype
expérimental» avec le processus initiatique et de linitiation
elle-même avec lhistoire universelle. Là encore, le problème
des structures imaginales se pose, car elles perturbent, dans ce cas, nos conceptions
logiques du temps. Nous ne pouvons guère attendre quune expression
comme celle de «niveaux de temps» nous éclaire, et cependant
son contenu peut nous aider à comprendre le temps et ses profondes modifications
dans lunivers alchimique. Cet espace fermé, ces labyrinthes, ces
lueurs soudaines, ces ténèbres, cette galerie de miroirs entre
lesquels circulent des rois, des dragons, des enfants, des déesses nues,
des couples damoureux, des musiciens, tout un peuple dacteurs qui,
cependant, ne montre point leur vrai visage, cette machinerie, ce théâtre,
ces palais déserts, peu à peu, désorientent, troublent,
égarent le voyageur par leurs interférences comme par labsence
de tout critère extérieur de réalité.
Si lon imagine leffet produit par des dizaines dannées
de méditation quotidienne sur ces thèmes symboliques, on voit
que lalchimiste, comme le moine tibétain devant son mandala, était,
en quelque sorte, transféré finalement dans le cercle magique
dun autre «espace-temps» où il risquait dêtre
absorbé sans retour. Dans ces conditions, le travail matériel
et les manipulations expérimentales des arts du feu, qui ne tolèrent
aucune faute dattention, étaient indispensables à léquilibre
des puissances intérieures engagées dans la quête alchimique.
Ce fut là, sans doute, lun des aspects didactiques les plus originaux
et les plus dignes dintérêt de cette science traditionnelle.
Les alchimistes ont exigé de leurs disciples quils complètent
les travaux du laboratoire par luvre de loratoire, et quils
éprouvent la réalité de leur foi comme de leurs théories
par lobservation «des choses qui ne savent pas mentir». Par
cette double discipline, «les plus illustres rêveurs dont lhumanité
ait connaissance» nous montrent quil ne faut exclure ni la sagesse
ni le bon sens du profond royaume de leurs songes.